Peu de travaux ont été réalisés jusque-là sur les conséquences des changements climatiques sur l’élevage et ses acteurs, humains et animaux. C’est l’ambition que poursuivent depuis 2021 des groupes d’élèves de l’ENSV-FVI | VetAgro Sup dans le cadre de leur formation en sciences politiques (Master Politiques de l’Alimentation et Gestion des Risques Sanitaires-PAGERS) en réponse à une commande de la Direction Générale de l’Alimentation (Florence Dépersin) et de la Chaire Bien-être animal (Luc Mounier).
Dirigés par Floriane Derbez, maîtresse de conférences en sociologie à l’Institut Agro (Dijon), deux Groupes d’Études de Politiques Publiques (GEPP) ont mené l’enquête afin de documenter les impacts du changement climatique sur les pratiques d’élevage en lien avec le bien-être animal. Investiguant respectivement la filière « Poules pondeuses » et la filière « Bovin lait », ils ont identifié les adaptations et les innovations des éleveurs en lien avec les conditions de vie de leurs animaux, leurs apprentissages et le travail des émotions dans le contexte fait d’incertitudes et d’inquiétudes quant à l’avenir de leurs filières et des changements climatiques. De manière assez inattendue, ces enquêtes ont aussi fait surgir un questionnement autour de la santé au travail de ces éleveurs qui travaillent dans des conditions rendues plus difficiles au fil des ans.
Un premier travail a été conduit en 2021-2022 par Kahina Boukais, Rébecca Dubost, Antoine Durif, Alexandre Fernandez, Sarah Gallien, Sophie Scheidecker, Jackie Tapprest et Morgane Vallerian. Il explore la manière dont les éleveurs de poules pondeuses perçoivent les modifications du climat et décrit les modifications de leurs pratiques d’élevage dans le but de favoriser le bien-être de leurs animaux. Ces perceptions varient selon les modes d’élevage et les aléas climatiques (vent, orages…) sont le plus souvent appréhendés via le stress qu’ils génèrent chez les animaux (les poules stressées par le vent, la grêle et les orages ou fuyant le soleil…). Si les inondations imposent de garder les poules à l’intérieur et que les chaleurs ont pour conséquence d’augmenter la dépense énergétique (refroidir les œufs, ventiler le bâtiment, augmenter la consommation d’aliments en bâtiment…), il peut aussi s’agir pour les éleveurs de stratégies de choix d’espèces, de techniques agricoles, face au manque d’eau notamment. Les élevages en claustration semblent être avantagés sur les élevages en plein air.
Au total, certains éleveurs optent pour l’adaptation technique (panneaux solaires, bâtiments mobiles ou divisés en plusieurs étages, ventilation, ombre sur les parcours, plantation de haies…) et organisationnelle (adaptation des horaires de travail, départs à l’abattoir matinaux, modification de l’heure de distribution de l’aliment, modification de l’alimentation, vides sanitaires décalés) qui font converger les conditions de vie pour les animaux et les conditions de travail comme le suggère cet éleveur : « L’hiver je fais la poule : je commence plus tard et je finis plus tôt, et l’été on commence très tôt et on finit très tard ». Un autre éleveur confirme : « On est un peu pareils : l’été on attaque tôt quand il fait plus frais on bosse et puis à midi on fait une sieste ».
Une seconde étude a été menée en 2022-2023 par Alice Cubillé, Laure Fourrier, Célia Maman, Marine Mastain et Margot Saumade en filière « Bovin lait ». Cette étude montre en quoi l’augmentation de fréquence et d’intensité des épisodes climatiques tels que les sécheresses, les inondations, les vagues de chaleur, les incendies, les grêles, constitue une incertitude forte pour les éleveurs qui se projettent difficilement dans l’avenir. Cependant, le rapport pointe aussi de fortes divergences dans les réactions de ces éleveurs, mettant en évidence différents profils. D’un côté, des “pionniers” mènent par anticipation des changements majeurs et structurels et sont alors de véritables acteurs d’une transition. Ils se sentent « prêts », leur anticipation tempère leur angoisse souvent forte quant au futur et aux bouleversements climatiques dans leurs fermes (absence de neige en hiver, modification des saisons, etc.) et la rapidité des modifications observées. D’un autre côté, des éleveurs préfèrent des innovations « incrémentales » et s’adaptent au gré des chocs. Ces derniers soulignent souvent que le métier d’éleveur consiste à se préparer à toute éventualité, préférant les changements progressifs aux transformations radicales.
Le rapport montre que les changements climatiques désignent pour les éleveurs une énième tension pesant sur leur métier. Les principales transformations de pratiques et innovations observées concernent deux “dimensions” de la ferme : les parcelles de cultures et de prairies d’une part et de l’autre, les animaux. Dans la quête d’autonomie fourragère, le changement climatique invite à l’utilisation de nouvelles plantes plus adaptées au climat chaud sec comme le sorgho, de nouveaux mélanges prairiaux ou encore une transformation de leurs parcelles, en s’inspirant de modèles agroforestiers. Concernant les races d’animaux, les éleveurs recherchent une rusticité. Certains éleveurs font le choix d’apporter de nouvelles races et de nouveaux croisements. Ils espèrent ainsi obtenir des vaches plus adaptées au pâturage, plus résistantes aux épisodes de chaleur, plus robustes face aux pathologies. Par ailleurs, la traditionnelle traite biquotidienne est remise en question par des éleveurs qui pratiquent la monotraite ou l’envisagent. En préservant ainsi leurs vaches (monotraite, voire même tarissement pendant la période estivale), les éleveurs espèrent ainsi les aider à passer l’été de manière plus confortable. Les innovations liées aux bâtiments (brumisateur, ventilateur) ne font pas consensus chez les éleveurs, certains critiquant même l’emploi de ces technologies.
Ces innovations reposent sur de nouvelles connaissances qui s’acquièrent et se construisent au sein d’environnements familiaux et professionnels différents où les partages d’expériences divergent. Les éleveurs peuvent en effet suivre des formations, obtenir des accompagnements techniques (les techniciens de la collecte de lait) ou échanger entre pairs au sein d’associations. Parmi les freins cités par les éleveurs dans la transformation de leurs pratiques vers des modèles plus durables, ceux-ci citent les Chambres d’agriculture, l’insuffisance de mesures et d’aides nationales et européennes encourageant les pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement, mais aussi la lourdeur administrative qui rend leurs démarches administratives difficiles à gérer et pénibles au quotidien.
Enfin, plusieurs éleveurs envisagent une cessation de leur activité. Le changement climatique est la goutte d’eau qui fait déborder l’élevage. La filière bovine laitière française, encore grandement extensive, appelle à une réflexion sur la santé globale de la ferme en la resituant dans son environnement socio-économique. Finalement, penser l’avenir de l’élevage impose d’approfondir de façon concomitante l’exploration du bien-être des animaux et la santé au travail des éleveurs, à l’aune des changements climatiques en cours. C’est le projet d’un travail à démarrer à l’automne 2023.
Auteurs :
Sébastien Gardon, inspecteur de santé publique vétérinaire, ENSV-FVI | VetAgro Sup
Amandine Gautier, chargée de mission, ENSV-FVI | VetAgro Sup
Mariam Godde, Chargée de mission Institut One Health, ENSV-FVI | VetAgro Sup